lundi 7 juin 2010
version originale du texte paru dans GQ (ce sont surtout les trois derniers paragraphes qui ont été coupés, ce que je regrette)
De Columbo à Mad Men : 50 ans de cinéma, de télévision … et de chute libre
Et si on arrêtait de se laisser distraire par les effets modernistes des séries à la mode ? Les Soprano, Six Feet Under, 24 Heures, Dexter, Mad Men… Et si on arrêtait de se contenter de leur effet d'angle opportuniste et superficiel, leur nouveauté déguisée en effet de nouveauté ? Trop d’intelligence tue l’intelligence. Au bout de deux ou trois épisodes, toutes ces séries deviennent lassantes et répétitives. Elles misent à tort et à travers sur la vitesse/cinéma. Elles se veulent ouvertement cyniques, sûres de leur QI, et surtout adultes, alors que tout le charme et la vivacité des séries classiques de l'âge d'or tient dans leur immaturité espiègle, leur refus de grandir. Jamais Don Draper, malgré ses faux airs de Rod Taylor dans les Oiseaux, n’aura l’humanité blessée du flic toqué de Monk. Un millième d’humanité rieuse - la neige qui tombe sur Boston dans Ally McBeal par exemple - suffirait à éclairer les pastiches crispés de Mad Men, à leur insuffler ce rien de vie qui leur manque. L’anti-humanisme surligné des héros datés de Mad Men me crispe à chaque nouvel épisode, meme si j’avoue que je n’arrive pas à les détester autant que je voudrais… Trop de cinéma, ou plutôt d’effet-cinéma - Douglas Sirk, plus qu’Alfred Hitchcock - nous empêche à jamais de jouir de la légèreté/télévision. Si passer à l'âge adulte du feuilleton signifie tourner le dos à l'humanisme espiègle, intense, frondeur de Columbo, pour se laisser aller au kitsch froid des séries contemporaines qui n'ont pour elles qu'une nouveauté glacée, je préfère ralentir et regarder en arrière, les yeux humides d'émotion. Je pleure facilement au cinéma. Et à la télévision, cela va de soi.
A la télé, on oublie vite ce qu’on a aimé. Pas moi. Je n’oublierai jamais le lieutenant Columbo. Il y a plus de trente ans, j’ai été le premier à assigner à Columbo le statut d’alternative un peu triste à un cinéma classique déclinant. C’était dans un article des Cahiers du Cinéma intitulé Contre la Nouvelle Cinéphilie. A l’époque, Serge Daney, futur zappeur télé, s’était bien foutu de ma gueule. A chacun ses erreurs. Sur la télévision et ses feuilletons, j'en connais plus que la plupart des petits malins qui croient repérer plus vite que leur ombre les nouveaux objets non identifiés en forme de séries télé à la mode, ces séries qui sillonnent le ciel des idées courtes sur petit écran. J'en connais plus mais ça ne me sert pas à grand chose. Trop de savoir tue le savoir.
Il y a vingt ans, personne ne s'intéressait aux séries. Il y a cinquante ans, personne ne s'intéressait au cinéma. Eternelle confusion, éternel recommencement. En 1960, à part deux ou trois dizaines de tarés des Cahiers ou de Positif, seuls les prolos fréquentaient les salles de cinéma. Ils ne s'en portaient pas plus mal, les prolos. Les films étaient beaux, on pouvait s'identifier au héros, on rêvait très fort dans le noir. Le quidam n'avait pas de mots pour expliquer l'alchimie d'amour entre les films et lui, mais elle fonctionnait à merveille. On pouvait chasser en paix dans un territoire vierge qui ne s'appelait pas encore le pays de la cinéphilie. Ce qu'on sait moins, c'est qu'à Hollywood, ce beau rêve était déjà en train de s'évanouir. Dès 1958, avec Rio Bravo ou la Mort aux trousses, le post cinéma commençait. Ce qu'on sait encore moins, pour ne pas dire pas du tout, c'est que depuis 1955, avec Hitchcock aux manettes, la série télé à grande diffusion débarquait en Amérique. Autrement dit: en même temps qu'Hitchcock sophistiquait à outrance son cinéma, qu'il le surlignait avec une volupté rageuse et raffinée, Alfred Hitchcock présente inaugurait à la télévision la miniature noir et blanc, celle qui va droit à l'essentiel: deux personnages, trois répliques, un ton drôlatique et inquiétant, et le renoncement définitif à tout effet de signature.
On l’a aussi oublié mais avant de créer LA Law ou NYPD Blue, Steven Bochco s’est fait la main comme rafistoleur de scripts sur Columbo. C’est lui qui a formé le seul auteur de la télé, David E. Kelley. C’est lui qui l’a initié aux personnages multiples, à cette étrange démocratisation du héros par le nombre. Dès Ally McBeal ou Practice, Kelley donna ainsi un coup d’accélérateur à la banalisation héroïque des personnages, les habilla en douce de cette couche de surréalisme onirique qui suffit à faire scintiller le réel. Il les fit basculer du côté de Frank Capra ou de la Nuit du Chasseur. Je n’en suis toujours pas revenu. Je n’en reviendrai jamais.
Comme Columbo, Star Trek marque à jamais l’imaginaire des débuts de la télévision. A ce titre, le capitaine Kirk (William Shatner) est aussi important que Chaplin dans le Kid. Ou que Gentleman Jim (Errol Flynn) chez Walsh. Et ce n’est pas un hasard si David E. Kelley boucle sa longue série de feuilletons sucrés/salés par un hommage inattendu à l’homme par qui la science-fiction a envahi l’Amérique. Les acteurs de Practice ayant eu le culot de demander une augmentation, Kelley les mit tous à la porte du jour au lendemain, liquida la série, et la transforma en un drôle de spin off, Boston Justice, suite improbable de son chef d’oeuvre universitaire méconnu, Boston Public. Contrairement à Mad Men, il faut au moins une vingtaine d’épisodes de cette série énigmatique pour décider si on l’aime ou pas. Pas d’effet de répétition ou de variation sur un thème unique comme dans les Soprano, il faut en passer par la dure loi du feuilleton (suivre, douter, aimer, s’étonner, décrocher, douter encore, aimer de nouveau …) pour apprécier in extremis la recette expérimentale à laquelle Kelley nous accommode au fur et à mesure. Pour une fois, c’est nous qui sommes devenus le sujet de l’expérience.
Personnage imbitable, serré dans un corset, incapable de plaider, aussi grotesque qu’Orson Welles dans Falstaff, l’ex héros de Star Trek campe un avocat improbable, lamentable, irréaliste, qui finit par se marier sans conviction avec l’autre avocat de la série, James Spader (oui, oui, l’androgyne héros de Sexe, Mensonges et Video, le premier film de Soderberg). Sur quelle planète a-t-on atterri ? De quels improbables mutants Kelley finit-il par nous régaler? Entre la complicité rieuse avec l’inspecteur Columbo, cet amour instantané que provoque le personnage, et le doute qui se saisit de nous à chaque nouveau mauvais coup du capitaine Kirk, réincarné malgré lui en avocat ringard et mégalo, le fossé n’est peut-être pas si profond que ça. Au fond, c’est toujours la même chanson. En musique, on appelle ça une boucle.
Et si on arrêtait de se laisser distraire par les effets modernistes des séries à la mode ? Les Soprano, Six Feet Under, 24 Heures, Dexter, Mad Men… Et si on arrêtait de se contenter de leur effet d'angle opportuniste et superficiel, leur nouveauté déguisée en effet de nouveauté ? Trop d’intelligence tue l’intelligence. Au bout de deux ou trois épisodes, toutes ces séries deviennent lassantes et répétitives. Elles misent à tort et à travers sur la vitesse/cinéma. Elles se veulent ouvertement cyniques, sûres de leur QI, et surtout adultes, alors que tout le charme et la vivacité des séries classiques de l'âge d'or tient dans leur immaturité espiègle, leur refus de grandir. Jamais Don Draper, malgré ses faux airs de Rod Taylor dans les Oiseaux, n’aura l’humanité blessée du flic toqué de Monk. Un millième d’humanité rieuse - la neige qui tombe sur Boston dans Ally McBeal par exemple - suffirait à éclairer les pastiches crispés de Mad Men, à leur insuffler ce rien de vie qui leur manque. L’anti-humanisme surligné des héros datés de Mad Men me crispe à chaque nouvel épisode, meme si j’avoue que je n’arrive pas à les détester autant que je voudrais… Trop de cinéma, ou plutôt d’effet-cinéma - Douglas Sirk, plus qu’Alfred Hitchcock - nous empêche à jamais de jouir de la légèreté/télévision. Si passer à l'âge adulte du feuilleton signifie tourner le dos à l'humanisme espiègle, intense, frondeur de Columbo, pour se laisser aller au kitsch froid des séries contemporaines qui n'ont pour elles qu'une nouveauté glacée, je préfère ralentir et regarder en arrière, les yeux humides d'émotion. Je pleure facilement au cinéma. Et à la télévision, cela va de soi.
A la télé, on oublie vite ce qu’on a aimé. Pas moi. Je n’oublierai jamais le lieutenant Columbo. Il y a plus de trente ans, j’ai été le premier à assigner à Columbo le statut d’alternative un peu triste à un cinéma classique déclinant. C’était dans un article des Cahiers du Cinéma intitulé Contre la Nouvelle Cinéphilie. A l’époque, Serge Daney, futur zappeur télé, s’était bien foutu de ma gueule. A chacun ses erreurs. Sur la télévision et ses feuilletons, j'en connais plus que la plupart des petits malins qui croient repérer plus vite que leur ombre les nouveaux objets non identifiés en forme de séries télé à la mode, ces séries qui sillonnent le ciel des idées courtes sur petit écran. J'en connais plus mais ça ne me sert pas à grand chose. Trop de savoir tue le savoir.
Il y a vingt ans, personne ne s'intéressait aux séries. Il y a cinquante ans, personne ne s'intéressait au cinéma. Eternelle confusion, éternel recommencement. En 1960, à part deux ou trois dizaines de tarés des Cahiers ou de Positif, seuls les prolos fréquentaient les salles de cinéma. Ils ne s'en portaient pas plus mal, les prolos. Les films étaient beaux, on pouvait s'identifier au héros, on rêvait très fort dans le noir. Le quidam n'avait pas de mots pour expliquer l'alchimie d'amour entre les films et lui, mais elle fonctionnait à merveille. On pouvait chasser en paix dans un territoire vierge qui ne s'appelait pas encore le pays de la cinéphilie. Ce qu'on sait moins, c'est qu'à Hollywood, ce beau rêve était déjà en train de s'évanouir. Dès 1958, avec Rio Bravo ou la Mort aux trousses, le post cinéma commençait. Ce qu'on sait encore moins, pour ne pas dire pas du tout, c'est que depuis 1955, avec Hitchcock aux manettes, la série télé à grande diffusion débarquait en Amérique. Autrement dit: en même temps qu'Hitchcock sophistiquait à outrance son cinéma, qu'il le surlignait avec une volupté rageuse et raffinée, Alfred Hitchcock présente inaugurait à la télévision la miniature noir et blanc, celle qui va droit à l'essentiel: deux personnages, trois répliques, un ton drôlatique et inquiétant, et le renoncement définitif à tout effet de signature.
On l’a aussi oublié mais avant de créer LA Law ou NYPD Blue, Steven Bochco s’est fait la main comme rafistoleur de scripts sur Columbo. C’est lui qui a formé le seul auteur de la télé, David E. Kelley. C’est lui qui l’a initié aux personnages multiples, à cette étrange démocratisation du héros par le nombre. Dès Ally McBeal ou Practice, Kelley donna ainsi un coup d’accélérateur à la banalisation héroïque des personnages, les habilla en douce de cette couche de surréalisme onirique qui suffit à faire scintiller le réel. Il les fit basculer du côté de Frank Capra ou de la Nuit du Chasseur. Je n’en suis toujours pas revenu. Je n’en reviendrai jamais.
Comme Columbo, Star Trek marque à jamais l’imaginaire des débuts de la télévision. A ce titre, le capitaine Kirk (William Shatner) est aussi important que Chaplin dans le Kid. Ou que Gentleman Jim (Errol Flynn) chez Walsh. Et ce n’est pas un hasard si David E. Kelley boucle sa longue série de feuilletons sucrés/salés par un hommage inattendu à l’homme par qui la science-fiction a envahi l’Amérique. Les acteurs de Practice ayant eu le culot de demander une augmentation, Kelley les mit tous à la porte du jour au lendemain, liquida la série, et la transforma en un drôle de spin off, Boston Justice, suite improbable de son chef d’oeuvre universitaire méconnu, Boston Public. Contrairement à Mad Men, il faut au moins une vingtaine d’épisodes de cette série énigmatique pour décider si on l’aime ou pas. Pas d’effet de répétition ou de variation sur un thème unique comme dans les Soprano, il faut en passer par la dure loi du feuilleton (suivre, douter, aimer, s’étonner, décrocher, douter encore, aimer de nouveau …) pour apprécier in extremis la recette expérimentale à laquelle Kelley nous accommode au fur et à mesure. Pour une fois, c’est nous qui sommes devenus le sujet de l’expérience.
Personnage imbitable, serré dans un corset, incapable de plaider, aussi grotesque qu’Orson Welles dans Falstaff, l’ex héros de Star Trek campe un avocat improbable, lamentable, irréaliste, qui finit par se marier sans conviction avec l’autre avocat de la série, James Spader (oui, oui, l’androgyne héros de Sexe, Mensonges et Video, le premier film de Soderberg). Sur quelle planète a-t-on atterri ? De quels improbables mutants Kelley finit-il par nous régaler? Entre la complicité rieuse avec l’inspecteur Columbo, cet amour instantané que provoque le personnage, et le doute qui se saisit de nous à chaque nouveau mauvais coup du capitaine Kirk, réincarné malgré lui en avocat ringard et mégalo, le fossé n’est peut-être pas si profond que ça. Au fond, c’est toujours la même chanson. En musique, on appelle ça une boucle.
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