GOD SAID TO ABRAHAM KILL ME A SON ....
Cette phrase là, « Dieu dit à Abraham : tue moi un fils », n’arrête pas de me tracasser. Elle est de Dylan, c’est la première phrase de Highway 61 Revisited, pas n’importe quelle chanson. Dylan n’arrête pas de me tracasser lui aussi. Il est partout, il est nulle part. Plus il apparaît, plus il disparaît. Je ne cesse d’écouter son dernier bootleg, à chaque fois il me glisse des mains : une fois il est génial, la fois suivante il me tape sur les nerfs, la fois d’après je me dis qu’il aurait fallu réunir les quinze meilleurs titres sur un seul disque (les plus lents, les plus désossés, les plus désarticulés) et la maison Dylan s’en serait sorti plus dignement, avec plus d’élégance en tout cas. La seule chose à laquelle je ne cesse de revenir, ce sont les notes de pochette de Larry « Ratso » Sloman, un drôle de type sorti tout droit d’un dessin de Crumb et dont le livre, On The Road With Bob Dylan, est le seul témoignage à la première personne qui donne de Dylan un portrait convaincant: Ratso aime Dylan d’amour mais Dylan fait à peine mine de le voir, il le laisse se dépêtrer avec son staff, il le laisse se faire sadiser par son road manager … mais au fond, il l’aime bien.
Pourquoi je vous parle de Larry Sloman, de Dylan, d’Abraham, au fait ? C’est que je pense à Leonard Cohen. La première chanson de lui qui m’ait marqué (et peut être la seule que j’aime), c’est Story of Isaac. Quand j’ai écouté ça, on était en 1969, je ne savais rien de moi, rien de la vie, rien du judaïsme. On peut dire que j’ai commencé par là.
J’ai commencé par cette chanson, Story of Isaac, qui commençait par ça : « The door it opened slowly/My father he came in/I was nine years old/And he stood so tall above me/His blue eyes they were shining/And his voice was very cold/He said : "I've had a vision/and you know I'm strong and holy/I must do what I've been told."
Un père plus grand que son fils, les yeux brillants, la voix froide, qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Et puis : « So he started up the mountain/I was running, he was walking/And his axe was made of gold. » Une hâche d’or, on était où, là ? Plus loin, la chanson parlerait d’autels sur lesquels on sacrifie des enfants, elle parlerait de dieux et de démons, et de la main du père qui tremble sous la vision de la parole (« the vision of the word »). Poésie, hermétisme ; c’était presque du Blanchot pour moi.
Et puis j’ai relu le titre de la chanson : Story of Isaac, et dans un dictionnaire j’ai appris qu’Isaac était le fils d’Abraham, ce fils que Dieu lui ordonne un jour de sacrifier. J’étais si peu juif que je ne savais rien de tout ça. La monotonie hantée de cette chanson m’avait juste obligé à me poser une ou deux questions. Cet homme qui chantait, ce vieil Isaac qui se rappelait du moment où, enfant, la main tremblante du père allait s’abattre sur lui, juste avant que …
Quand Dylan raconte ça, Dieu qui ordonne à Abraham de lui tuer un fils, c’est juste une bonne blague pour lui, un truc vu de l’extérieur pour faire rire son copain Ginsberg, et rien d’autre. Pour Leonard Cohen, il s’agit d’une expérience intérieure, une expérience vécue. D’un côté, c’est la poésie du dedans. De l’autre, chez Dylan, celle du dehors. Vous voyez, oui ou non ?
(à lire dans le prochain rolling stone)
leonard cohen/story of isaac
The door it opened slowly,
my father he came in,
I was nine years old.
And he stood so tall above me,
his blue eyes they were shining
and his voice was very cold.
He said, "I've had a vision
and you know I'm strong and holy,
I must do what I've been told."
So he started up the mountain,
I was running, he was walking,
and his axe was made of gold.
Well, the trees they got much smaller,
the lake a lady's mirror,
we stopped to drink some wine.
Then he threw the bottle over.
Broke a minute later
and he put his hand on mine.
Thought I saw an eagle
but it might have been a vulture,
I never could decide.
Then my father built an altar,
he looked once behind his shoulder,
he knew I would not hide.
You who build these altars now
to sacrifice these children,
you must not do it anymore.
A scheme is not a vision
and you never have been tempted
by a demon or a god.
You who stand above them now,
your hatchets blunt and bloody,
you were not there before,
when I lay upon a mountain
and my father's hand was trembling
with the beauty of the word.
And if you call me brother now,
forgive me if I inquire,
"Just according to whose plan?"
When it all comes down to dust
I will kill you if I must,
I will help you if I can.
When it all comes down to dust
I will help you if I must,
I will kill you if I can.
And mercy on our uniform,
man of peace or man of war,
the peacock spreads his fan.
lucy reed with bill evans/jeri southern with billy may: two beautiful versions of a cole porter tune
lucy reed/it's all right with me
jeri southern/it's all right with me
I'M NOT THERE: IS IT A GOOD FILM ... OR NOT?
i finally got to see todd haynes' film, et qu'est ce que j'en ai pensé, hein? i hated the damn stuff, i thought it was the worst film ever made, en tout cas le pire film jamais fait sur dylan: comme si au lieu de ne pas être là, de n'y être jamais, d'être déjà/toujours ailleurs, todd haynes avait toujours voulu y être, juste en face de vos yeux, des miens, des yeux du monde, des yeux du cinéma. comme s'il avait voulu faire un fellini film, un bergman film, un lynch film, un woody allen film, un pennebaker film, un altman film, tout sauf un dylan film, tout sauf un dylan/film.
seul dylan a su se raconter, se filmer, dans les deux films qu'il a signés ... et il aurait fallu davantage s'inspirer des schizo-méthodes erratiques de dylan lui-même, y être sans y être, se représenter en décalage avec lui-même comme les grands cinéastes underground savent le faire, comme dwoskin, comme robert frank, comme dylan ....
LEONARD LE GREC
Dire d’abord que le portrait métaphysique et dyonisiaque de Leonard Cohen qu’a brossé Gilles Tordjman dans le dernier Rolling Stone, est un exercice amoureux comme on en rencontre presque jamais plus dans la littérature rock. Ces quelques dizaines de phrases modestes et éblouissantes m’ont plus d’une fois tiré les larmes -et il faut une sacrée dose de génie narratif pour faire pleurer un vieux con comme Skorecki. Quand Tordjman fait glisser les différentes personnalités de Leonard Cohen les unes sur les autres comme autant de faux semblants, c’est là qu’il est le plus fort : est-il poète, ce chanteur laconique, ou moine zen, ou ivrogne rigolard… ou encore danseur de sirtaki ?
Le Leonard Cohen qui m’intéresse, c’est le danseur de sirtaki, cette sorte de Fred Astaire à l’envers, un peu juif, un peu enrobé, un peu olivâtre. Rappeler que c’est à Hydra, sur son île grecque d’adoption, son île de jeunesse et d’amour, que Cohen roulait sous la table plus souvent qu’à son habitude, grisé par des mélanges inédits d’ouzo et d’hydromel. Comment je le sais, ça ? Je le sais, c’est tout. Ce que je sais aussi, c’est une chose que l’ami Tordjman a eu l’intelligence d’éviter à son lecteur, c’est d’où ça vient, tout ça. Oui, d’où ?
C’est de rebbetiko, et de rien d’autre que se saoûlait le jeune Leonard. J’en vois un ou deux qui pâlissent au fond de la classe. Le rebbe quoi, monsieur ? Disons que c’est une musique populaire et oubliée, celle des truands et des maquereaux, des surineurs et des défoncés, une musique d’hommes virils qui dansent entre eux sans que les femmes y trouvent à redire parce que, dans ce monde là, nasillard, homérique, obscène, les femmes n’ont par essence rien à dire.
Pour saisir au mieux d’où vient ce mélange âpre et grumeleux, âcre et sucré, un vrai mélange de retsiné et de haschich auquel biberonnait les rebbetes, on se procurera au plus vite un très beau disque Rounder (les meilleurs spécialistes de rebbetiko vintage aux Etats Unis). Le disque s’appelle Mourmourika, il réunit une quinzaine d’exemples lyriques et ébréchés de ces chants de prisonniers et de mauvais garçons, les seuls à ne pas voir dévié des premiers exemples historiques turcs du rebbetiko juif de Smyrne (disons celui de Rosa Esknazi) qui sût ensuite émigrer vers la Grèce profondément macho sans avoir besoin de se refaire le maillot… Le paresseux écoutera directement la complainte automnale d’un certain K. Kostis, le seul rebbete au monde à passer sans prévenir du folklorisme douteux de Zorba le Grec au déhanché lyrique et minimal d’un certain… Alan Vega. Suicide du sens, collision de planètes obscures, c’est du côté de ces voies lactées là que le jeune Leonard Cohen défonçait son corps malingre et ses cordes vocales de juif fatigué de la vie avant même d’y avoir goûté…
Et si tout ça n’avait aucun intérêt ? Et si seul l’amour de sa blonde avait compté pour Leonard le Grec ? Et si l’article de Tordjman était parfait, immaculé, définitif ? Allez les enfants, oubliez le rebbetiko et relisez Tordjman l’amoureux …
(extrait de l'avant-dernier numéro de rolling stone)
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