Dans un édito de Vibrations paru en mai 2004, titré « L’autisme critique », vous regrettiez que la critique délaisse « le risque et l’ardeur », ne cherche pas « à dire quelque chose du monde ». Force est de constater, en effet, que le discours critique musical met rarement en jeu un point de vue sur le monde, que les grands théoriciens, comme ont pu l’être Serge Daney pour le cinéma, sont rares ... .... À quoi attribuez-vous cette carence ?
Gilles Tordjman: A une chose toute simple : le manque de générosité, l’absence d’ambition. Daney ne prétendait pas, du moins je crois, se poser en théoricien. Pas plus que l’ami Louis Skorecki. Pas plus, sans doute que l’énigmatique et stimulant Daniel Arasse. Et pourtant, ces gens qui n’étaient ni universitaires, ni théoriciens ont produit des écrits majeurs. Plus encore, ils ont fait une œuvre. Pourquoi ? Parce qu’on y entend, jusque dans leurs faiblesses, le bruit fracassant du désir. Et c’est considérable, le bruit du désir. Il n’est pas obligatoirement envahissant : il peut être discret comme du Morton Feldman, arachnéen comme du Durutti Column. Léger comme les beaux articles de Michèle Bernstein qui ont fait si longtemps, et à eux seuls, l’honneur de Libération.
L’impensé du critique, c’est l’Ange. Une entité intermédiaire entre le Ciel et la Terre ; un passeur. Comment faire dans un temps où il n’y a plus de distinction entre Ciel et Terre, mais où la distinction entre artistes et spectateurs reste si forte qu’on invente des émissions de télé pour convaincre le public que tout le monde peut être artiste, à condition de se plier à l’humiliation générale ? Contre ça, c’est le rôle, ou ça devrait l’être, du critique actuel : dire que tout ne se vaut pas, que le goût est une belle chose mais qu’il faut en accepter la nature discriminante, et qu’enfin tout est à la portée de tout le monde, mais à la seule condition qu’on se donne les moyens d’y parvenir. C’est une ambition modeste, mais cette modestie est devenue folle. Donc la plupart des critiques s’en tiendront à ce qu’on leur demande : aider à faire vendre des marchandises culturelles. Toute autre ambition, tout autre désir, tout pas de côté, sera sévèrement sanctionné, sur l’air bien connu du « on ne vous en demande pas tant ». Or, tous ces autres critiques, tous ces énergumènes qui ont cette vertu spéciale de donner envie se distinguent justement parce qu’ils ont excédé leur pratique, qu’ils ont essayé de dire quelque chose de leur temps. C’est à ça que je pensais dans le texte que vous citez, « l’Autisme critique », en regrettant que la critique musicale n’ait jusqu’à présent produit aucun Daney, aucun Skorecki, aucun Arasse. Résultat, je me suis fait clouer au pilori par des collègues qui s’étaient senti visés et protestèrent de leur bonne foi en disant que leur ardeur à défendre les « musiques du monde » prouvait leur « engagement politique ». Et donc, qu’ils étaient, eux, les plus parfaits représentants d’une critique musicale qui produit de la critique sociale. Vous voyez le niveau.
ne pas oublier ceci, gilles, avec quoi tu ne seras sans doute pas d'accord: si le cinéma s'est enrichi un temps de la réflexion critique, ce n'est pas le cas de la musique (populaire, s'entend): c'est une question d'intelligence des sentiments ... pas de place pour la théorie ... on écoute, on aime, on apprend, on fait éventuellement écouter à d'autres, pour peu qu'on fréquente des autres (ce qui est loin d'être mon cas) ... on bricole des embryons d'idées, des amorces d'archéologie ou de généalogie, on ne va jamais beaucoup plus loin
6 commentaires:
L’impensé du critique, c’est l’Ange. Une entité intermédiaire entre le Ciel et la Terre ; un passeur.
C'est beau, le reste aussi...
C'est peu de dire que l'érudition non verbeuse de Gilles Tordjman manque...
le texte de gilles t. est très long, trop long pour mon blog ... ...je viens de le rallonger (l'ange .. etc) mais il faut évidemmentle lire en entier sur pinkushion ... c'est classe, érudit, sagement parlant, et ça se lit comme on respire ...
Oui, oui j'ai lu le texte en entier : ce bruit fracassant du désir...
ravi de votre passage sur mes terres, l. philippe ... si j'osais, je dirais qu'on est entre hommes de goût, comme dans le téléfilm d'académie française (le fauteuil hanté, je crois) qui passe précisément ce soir sur france 2 ... a claude chabrol picture, i believe ...
Texte élégant, certes, qui manque pourtant son objet principal si celui-ci est bien la critique musicale ...
Quid de Lester Bangs (ou de Pacadis dont vous-même aviez vanté la générosité si je me souviens bien)? Ange qui ne voulait pas en être un, qui se croyait fangieux, ange façon Chaplin, les pieds dans le plat: le plus bel ange.
Pas la tasse de thé de Tordjman probablement.
une bouffée d'oxygène à lire sans modération.
après on se sent moins seul et aussi moins con.
merci encore Louis d'avoir accueilli sur votre blog ce texte de Gilles Tordjman.
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